Source : makanisi.org
Thierry Nlandu Mayamba n’a pas son pareil pour raconter la société congolaise. Et pour cause. Ce professeur de littérature anglo-américaine et fervent activiste des droits humains, qui se bat contre l’injustice, a une passion : le théâtre. Quand il parle de son pays, on dirait qu’il en écrit et en joue chaque acte et chaque scène au fur et à mesure qu’il s’exprime. Tout s’anime et tout s’éclaire. On l’écouterait presque bouche bée.
Né le 26 novembre 1954 à Kenge, actuel chef-lieu de la province du Kwango, Thierry Nlandu est arrivé à l’âge de 2 ans à Kinshasa. Autant dire qu’il est kinois, même si sa famille est originaire de l’ex-Bandundu. Ses parents s’installent à Dendale, l’une des communes de la « cité », au cœur du Kinshasa historique, renommée plus tard Kasa-Vubu.
Réussir à l’école à tout prix
À la maison, on ne badine pas avec les études. Aîné d’une fratrie de 9 enfants, Thierry doit rapporter chaque samedi un bulletin scolaire avec le carré doré (mention excellence) ou, au pire, blanc (mention très bien). « Réussir ou rien », telle semblait être la devise du pater. « C’était une obsession chez lui et une crispation pour tout le monde, même pour ma mère, à qui mon père disait : « si notre fils ne réussit pas, toi et lui vous retournerez au village », se souvient Thierry.
Inscrire un enfant à Boboto était un privilège. N’y allaient que les enfants des « élites » étrangères ou congolaises. Un enfant d’instituteur de primaire n’y accédait pas ou rarement.
Plus tard, il comprendra l’obsession de son père. Moniteur (enseignant du primaire), ce dernier avait obtenu une inscription pour son fils au célèbre Collège Albert 1er, un établissement d’enseignement catholique fondé en 1937 par des jésuites belges, rebaptisé Collège Boboto après l’indépendance. « Inscrire un enfant à Boboto était un privilège. N’y allaient que les enfants des « élites » étrangères ou congolaises. Un enfant d’instituteur de primaire n’y accédait pas ou rarement. S’il venait à échouer, il n’y avait pas de 2è chance », souligne-t-il. Le passage à Boboto sera réussi, puisque Thierry, qui y fera ses études primaires et secondaires, section littéraire, en sortira avec un diplôme d’État (baccalauréat) en poche.
Valeurs familiales
De cette enfance studieuse à l’éducation stricte, où, chaque soir, le père supervisait les devoirs devant un tableau noir et ne s’exprimait qu’en français avec les enfants, Thierry a gardé des valeurs fortes. Rigueur, travail, honnêteté, sens de l’honneur et des responsabilités… et fierté, partagée avec le père, de porter l’uniforme de Boboto (culotte et béret bleus, chemise blanche, cravate et insigne du collège). La sanction a également fait partie de son enfance. « On la craignait mais on finissait par la comprendre. Nous n’étions pas riches et mon père faisait son possible pour que j’aille à l’école. Il fallait assumer ses responsabilités et la punition en cas d’échec », confie Thierry.
Rigueur, travail, honnêteté, sens de l’honneur et des responsabilités… et fierté, partagée avec le père, de porter l’uniforme de Boboto
Études supérieures à Lubumbashi
Après ses « humanités » à Boboto, Thierry décide de faire des études de droit. Il tente une inscription à l’Université Lovanium, fondée en 1954 (actuelle Université de Kinshasa). En vain. Le système d’inscription reposait alors sur des quotas par province. Or le quota des originaires du Bandundu était atteint. C’est à Lubumbashi, à la faculté des lettres, au département langue et littérature anglaises, qu’aboutit Thierry. Un choix, dans l’ombre, de son oncle maternel, Monseigneur André Mayamba, évêque du diocèse de Popokabaka. « La faculté des sciences politiques, pour laquelle j’avais opté, avait été surnommée la « foire », en raison du désordre qui y régnait. Mon oncle ne voulait pas que son neveu s’y retrouve ». Thierry sort de la faculté des lettres avec une licence de littérature anglaise en poche.
Initiation aux religions et à l’anthropologie africaines
Ses premiers pas dans la vie active débutent au Centre d’études des religions africaines (CERA), rattaché à la Faculté de théologie catholique, où il restera trois ans. L’anglais qu’il maîtrise lui est d’un grand service. Beaucoup de livres dont il devait faire des recensions, étaient en anglais. Or la plupart des chercheurs du centre ne parlaient pas la langue de Shakespeare.
Travailler dans ce centre pluridisciplinaire fut une expérience formidable. Outre la lecture d’ouvrages, notamment d’auteurs africains anglophones, il y fait la connaissance des grands maîtres africanistes congolais, dont les abbés Vincent Mulago, directeur du Cera, Ngindu Mushiete et Tshiamalenga Ntumba, qui avaient une lecture très positive de la culture africaine. « Cela m’a permis d’avoir une bonne connaissance des religions, de la sociologie et de l’anthropologie africaines, des sujets que je n’avais pas étudiés à l’Université, et de m’ouvrir aux questions sociétales ».
« Cela m’a permis d’avoir une bonne connaissance des religions, de la sociologie et de l’anthropologie africaines, des sujets que je n’avais pas étudiés à l’Université, et de m’ouvrir aux questions sociétales ».
Thèse sur Ngugi à Louvain
En 1980, Thierry Nlandu part en Belgique pour préparer une thèse à l’université catholique de Louvain (UK Louvain) sur l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o. « Chez Ngugi, cette quête d’authenticité que j’avais commencé à découvrir au Centre d’études des religions africaines, passait aussi par la forme. Son souci majeur était de rester proche de la population, d’écrire pour elle et d’être lu par cette dernière. Pour cela, il a choisi d’écrire en langue kikuyu ».
Sa passion : le théâtre, un outil fabuleux pour comprendre et changer la société.
À son retour à Kinshasa, fort de ce qu’il a appris de Ngugi, Thierry reviendra au théâtre, qui, plus qu’un simple divertissement, est un fabuleux outil pour comprendre et changer la société. « J’avais créé une troupe familiale qui a présenté « Misère », une pièce de théâtre publiée aux éditions Lansman en Belgique, qui a obtenu le premier prix de mise en scène. À Lubumbashi, j’étais metteur en scène de Kasapa, la troupe des étudiants de l’université ».
Un peuple ne se libère que par lui-même
Lors de son séjour en Belgique, Thierry apprendra de son directeur de thèse, Herman Servotte, « qu’un peuple ne se libère que par lui-même. Il n’y a que les victimes qui s’organisent pour se libérer ». Théologien de formation et professeur de littérature anglaise, Servotte faisait partie des grandes familles flamandes parlant français en quête d’autonomie par rapport aux Wallons. « Il faisait le parallèle entre la situation des Flamands et celle des Congolais. Pour lui, les Flamands étaient devenus ce qu’ils sont par le travail, la discipline, l’abnégation et la ténacité. Au Congo, ils travaillaient dans les coins reculés, comme ouvriers », rapporte Thierry.
Thierry apprendra de son directeur de thèse, Herman Servotte, « qu’un peuple ne se libère que par lui-même. Il n’y a que les victimes qui s’organisent pour se libérer ».
Professeur et citoyen
Après son retour au pays, Nlandu sera, pendant deux ans, secrétaire général académique et professeur à l’Institut supérieur pédagogique (ISP) de Buta, actuel chef-lieu de la province du Bas-Uele. « Cette première expérience en milieu rural et à l’intérieur du pays fut riche d’enseignements ». De 1988 à 1991, il enseigne à l’ISP de la Gombe. Depuis 1991, il occupe la Chaire de littérature anglaise et américaine à la faculté des Lettres de l’Université de Kinshasa (Unikin).
Depuis 1991, il occupe la Chaire de littérature anglaise et américaine à la faculté des Lettres de l’Université de Kinshasa (Unikin).
À la fin des années 1980, Thierry s’engage dans les mouvements citoyens. Un engagement qui va se matérialiser par deux types d’actions. Primo, un appui aux associations de la société civile avec animation de conférences et d’ateliers, formation, élaboration de plaidoyers, production de matériels didactiques sur des sujets divers (démocratie, élections, résolution pacifique des conflits, restructuration de l’armée, etc.). Secundo, une participation active aux grandes manifestations qui vont jalonner l’histoire du pays dans sa lutte pour l’instauration de la démocratie dans l’ex-Zaïre, redevenu RD Congo en 1997.
Cet engagement citoyen débute en 1989, lorsque Thierry rejoint l’Association des moralistes congolais (Amoco) où il est chargé des ateliers scientifiques et de la production de la revue Usawa. Puis il intègre l’ONG International Human Rights Law Group (devenue Global Rights), où, de 2000 à 2003, il s’occupe des programmes portant sur la transition démocratique. Le point culminant de son action au sein de Law Group est la phase préparatoire au dialogue inter-congolais, qui se tiendra à Sun City en Afrique du Sud entre 2001 et 2003, pendant laquelle il anime le bureau de liaison de l‘ONG en apportant un appui logistique, politique et technique à la société civile congolaise. « Un engagement discret, mais un travail de fond », précise-t-il.
L’engagement citoyen de Thierry Nlandu débute en 1989.
Conférence nationale souveraine
Si l’animation de conférences et autres formations aux droits de l’Homme et aux valeurs démocratiques est une bonne chose, « rien ne peut toutefois changer si les voix de la population ne peuvent pas s’exprimer sur le terrain », insiste le militant. Deux temps forts marqueront sa participation aux grandes manifestations de lutte pour la démocratisation en RD Congo : la conférence nationale souveraine (CNS), en 1991-1992, et les marches pour la tenue des élections en 2018. Pendant la CNS, Nlandu se retrouve dans le groupe formé autour de l’abbé Jean Adalbert Nyeme Tese qui préside la commission éthique au sein de la CNS. À la fermeture de la Conférence, il participe à la marche des Chrétiens du 16 février 1992 lancée à Kinshasa par le Comité laïc de Coordination et matérialisée par le groupe Amos, qu’il a rejoint en 1989, en réaction aux tueries intervenues à la sortie d’une église.
« rien ne peut toutefois changer si les voix de la population ne peuvent pas s’exprimer sur le terrain »
Combat pour la tenue des élections au sein du CLC
L’autre temps fort est l’engagement de Nlandu, en 2017, au sein du Comité laïc de coordination (CLC), pour la tenue des élections, notamment présidentielles, qui auraient dû avoir lieu en décembre 2016. Bien qu’ayant écrit « Pour une église zaïroise démocratique, le monologue d’un laïc », un livret critique sur le fonctionnement de l’Église catholique, Nlandu considérait que « seule l’Église pouvait organiser le peuple congolais et l’aider à porter sa voix face à un régime dictatorial ». À condition que l’Église s’engage sur le terrain aux côtés des populations. Pour Thierry, il n’y a pas, d’un côté, l’Église d’en haut, celle des pasteurs et des messages, et, de l’autre, l’Église d’en bas, celle des brebis qui font vivre les messages. « Quand l’Église lance un appel comme Debout les Congolais, cet appel concerne autant ceux qui l’ont lancé que ceux qui vont le concrétiser sur le terrain. L’Église, c’est ceux qui souffrent ensemble et qui se sauvent ensemble », martèle Nlandu.
Pour Thierry, il n’y a pas, d’un côté, l’Église d’en haut, celle des pasteurs et des messages, et, de l’autre, l’Église d’en bas, celle des brebis qui font vivre les messages.
La première transformation concerne le fonctionnement de l’Église. « Si on n’arrive pas à avoir un État démocratique, on se pose la question, car la plupart des dirigeants sont sortis des écoles de prêtres et ont été éduqués aux valeurs chrétiennes ».
L’engagement de Thierry au sein du CLC, notamment aux côtés de Léonnie Kandolo, s’achève début 2019, quand, après 13 mois de réclusion suite à un mandat d’arrêt lancé contre les membres du CLC, il peut enfin rejoindre sa femme et ses trois enfants. Une expérience qu’il ne regrette pas, malgré les difficultés. « Nous avons vécu des moments mémorables. J’espère que les jeunes vont poursuivre ces actions », souhaite-t-il.
Le consultant
Activiste et consultant
Connu pour ses écrits et ses engagements au sein de la société civile, Thierry Nlandu devient consultant et coordinateur de projets pour le compte des coopérations britannique (DFID et DAI), canadienne et belge, du Pnud, du Labour Party et des ONG dont l’Institute of Development Studies, Labour Optimus et le Social Science Research Council. Outre des analyses et l’élaboration de programmes sur des thèmes divers (genre, bonne gouvernance, éducation civique, questions sécuritaires et policières, réforme de l’armée, enfants soldats et groupes armés), il conçoit des outils pédagogiques pour préparer les populations aux élections, dont des bandes dessinées dont il écrit les textes et les scénarii.
Lutter contre un système bien ancré
Le regard de Thierry Nlandu sur la société congolaise est plutôt optimiste. Pour lui, le changement, qui est en marche, se fera dans la durée. « Les Congolais commencent à réaliser qu’il ne s’agit plus de combattre un individu à la tête d’une structure dans l’appareil d’État, l’école ou l’Église, mais un système bien installé et ancré ». Ainsi les acteurs de la société civile doivent animer cette démarche et la faire comprendre à la population qui est jeune et éveillée car au contact de plusieurs autres savoirs et voies grâce à la télévision et aux réseaux sociaux.
« Les Congolais commencent à réaliser qu’il ne s’agit plus de combattre un individu à la tête d’une structure dans l’appareil d’État, l’école ou l’Église, mais un système bien installé et ancré ».
Dans ce contexte, le procès de Vital Kamerhe, l’ex-directeur de cabinet du président Félix Tshisekedi condamné pour détournements de fonds publics, est une première. Le danger serait qu’il ressemble à que les Congolais appellent « série novelas ». « On espère que le signal donné par le procès de Kamerhe ira jusqu’au bout. Il faut élargir la brèche pour enfin créer cette société que nous voulons » Ainsi la société civile doit continuer à réclamer justice, en profitant de l’ouverture de la justice qui vient de démonter que l’on peut juger en RDC à condition que les dossiers soient bien montés, qu’il s’agisse de corruption ou de manquements aux droits de l’Homme. Certes, les bénéficiaires de ces régimes vont agiter la ficelle ethnique ou politique mais la population n’adhère plus à cela. « Les valeurs sont les valeurs, on ne joue pas avec elles ».
Combattre l’injustice
À ses moments libres, à quoi se consacre Thierry ? La musique ? Pas vraiment. S’il aime écouter Lokua Kanza ou Jean Goubald Kalala et parfois s’amuser, il avoue ne pas être un grand ambianceur. En matière de cinéma, son choix va aux films d’action, à thèmes et satiriques, qu’il préfère voir en salle, avec d’autres personnes, plutôt qu’à la télévision. Quoi d’autre ? Les voyages, voyons ! «Par mes voyages à travers la RD Congo, j’ai beaucoup appris des gens, de leurs souffrances et de leurs joies. J’ai découvert un Congo pluriel, avec des gens créatifs trouvant des solutions à leurs problèmes et forts de leurs valeurs humaines ».
Combattre l’injustice, car elle est l’ennemie du bonheur de tous.
Mais la grande passion de Thierry reste le théâtre. « Quand il est bien écrit, monté et joué dans une langue comprise par tous, il mobilise. Au sortir du confinement, je veux mettre mes talents d’écriture et de dramaturge au service du théâtre », insiste-t-il. Quand on lui demande quel est le fil conducteur de sa vie, il répond sans hésitation : « Combattre l’injustice, car elle est l’ennemie du bonheur de tous. L’injustice m’insupporte. Je cherche le bonheur pour tous, pas que pour moi. Ce bonheur est très simple ».